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Ce qui frappe d'abord, en ce matin du 17 mars 1978, c'est l'odeur...

Ce qui frappe d'abord, en ce matin du 17 mars 1978, c'est l'odeur...

Partout autour de Brest, il flotte dans l'air un parfum de mazout. Éric Guerrand, alors tout jeune pompier professionnel, le perçoit dès le saut du lit. Et tout le long du trajet qui le mène vers sa caserne de Kerallan, où il va prendre sa garde. "Avec les collègues, on se demande ce qui se passe, raconte-t-il. Ce jour-là, je suis affecté à un camion chargé des petites interventions, le nettoyage de chaussées, les nids de guêpes, etc. Je suis à peine arrivé que le chef de compagnie vient nous voir : il y a une pollution sur la côte et les collègues de là-bas ont besoin de renfort. On n'a pas plus d'informations." Avec deux autres pompiers, le sapeur grimpe dans le camion Peugeot rouge, en direction du petit port de Portsall, sur la commune de Ploudalmézeau. Plus ils avancent, plus l'odeur les assaille. Après 25 kilomètres, la route descend vers l'anse. Le ciel est gris et bas – un jour de mars en Bretagne. Mais la mer, elle, ne bouge pas. "Elle est plate, immobile... et noire, se rappelle Éric Guerrand. Sur le port, il y a déjà beaucoup de curieux. Mon chef se retourne vers moi et dit : Bon, on est dans la m...".Impuissants, ils n'ont plus qu'à se mêler aux badauds. Parmi eux, il y a Jean-Luc Le Moigne, un technicien audiovisuel de 25 ans. Lui aussi a senti l'odeur depuis Brest. Au lieu d'aller à son travail, il a poussé jusqu'à Portsall, 3 kilomètres plus loin. Pour voir de ses yeux la "mousse gluante" qui commence à envahir les plages et les rochers. Et se joindre à la sidération générale. "Tout le monde est passif et silencieux, car les choses ont d'emblée l'ampleur d'une catastrophe."

photo 1/8 © Getty images

Le coupable ? Il est là, tout proche, à 3 kilomètres des côtes

Le coupable ? Il est là, tout proche, à 3 kilomètres des côtes

Beaucoup trop proche, en fait. L'accès à l'anse de Portsall est barré par un dédale de brisants, ces rochers à fleur d'eau que les marins d'ici connaissent par cœur. Pas le genre d'endroit où s'aventure un pétrolier de 334 mètres de long. Pourtant, ce matin-là, une immense silhouette se tient immobile à l'entrée des rochers, à droite du phare de Corn Carhai. C'est l'Amoco Cadiz. Ce bateau sous pavillon libérien, commandé par un équipage italien, est parti d'Arabie Saoudite avec à son bord 227 000 tonnes de pétrole brut à livrer à Rotterdam. La veille, le 16 mars, le navire était à 9 milles au nord de l'île d'Ouessant, en train de virer à l'est pour entrer dans la Manche, quand, en pleine tempête, l'appareil à gouverner lâche. Toute l'après-midi, il dérive vers la côte. Un remorqueur allemand qui croisait à proximité, le Pacific, tente plusieurs fois de le secourir. En vain. À 21 heures, arrivé devant Portsall, le pétrolier touche un premier brisant puis un autre... Sur le troisième, il s'immobilise. On hélitreuille l'équipage. Plus bas, le pétrole commence à s'écouler des cuves éventrées, vers le rivage tout proche.

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Le soir même, la couche est devenue énorme, il y en a plein les rochers, plein le port...

Le soir même, la couche est devenue énorme, il y en a plein les rochers, plein le port...

Quand l'odeur réveille les habitants du petit port, aux premières heures du 17 mars, l'Amoco Cadiz n'est déjà plus qu'une épave. La marée noire, elle, débute à peine. "Durant la journée, le mazout se déverse de plus en plus, raconte Jean-Luc Le Moigne. Le soir, la couche est devenue énorme, il y en a plein les rochers, plein le port... Les petits bateaux ne se couchent même plus sur le flanc, ils tiennent debout, comme pris dans une glu. On a l'impression que la mer est remplacée par du pétrole." La désolation ne s'arrête pas là. Au fil des jours, le pétrolier continue à se disloquer et à se vider de sa cargaison. Sur Portsall mais aussi, les vents et courants aidant, sur toute la côte nord de la Bretagne. Le 20 mars, quatre jours après la catastrophe, Adrien Kervella, le maire de Saint-Pol-de-Léon, la capitale du chou-fleur et de l'artichaut 60 kilomètres plus à l'est, croise des pêcheurs de Moguériec, un port des environs. "Ils ont repéré des nappes en approchant de la côte. Le lendemain après-midi, à marée montante, nous voyons une énorme couche de pétrole de plusieurs dizaines de centimètres entrer dans le port de Roscoff. Elle y reste à marée descendante", se remémore celui qui est alors un jeune élu de 35 ans. Deux semaines après le naufrage, la « mousse au chocolat » a pollué plus de 300 kilomètres de côtes, du Conquet à l'Ouest jusqu'à l'île de Bréhat à l'est. C'est alors la pire pollution maritime aux hydrocarbures de l'Histoire – et cela reste aujourd'hui l'une des pires. "Pâques noires en Bretagne", titre le journal Ouest-France.

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Le débarquement de milliers de nettoyeurs

Le débarquement de milliers de nettoyeurs

Le littoral, d'ordinaire bien calme au début du printemps, voit arriver des milliers de nettoyeurs, se livrant à un travail de fourmi pour débarrasser la côte de l'infâme substance. D'abord à la pelle et au seau. Puis, petit à petit, avec des moyens plus importants : pompes "écrémeuses", karchers pour racler les roches, tonnes à lisier des paysans du coin, camions-citernes et bennes pour évacuer les déchets ramassés... L'État envoie plusieurs milliers de soldats, auxquels s'ajoutent des pompiers, des volontaires de l'Équipement et une foule de bénévoles de Bretagne et d'ailleurs. La forte couverture médiatique aide – on se souvient ici de l'appel à la solidarité lancé sur Europe 1 par Pierre Bellemare, en direct de Brest. Civils et militaires pataugent de concert dans le mélange visqueux. En haut des plages, on creuse de grandes fosses tapissées de bâches pour y stocker le pétrole mélangé aux algues, au sable et aux oiseaux englués (entre 19 000 et 37 000 meurent du fait de la marée noire). Une partie des déchets est envoyée dans des centres de traitement et de stockage, jusqu'au Havre et à La Rochelle. Une autre sert de remblai pour le port de Brest et la construction de la RN12, dans les Côtes-d'Armor. Le reste est enfoui sur place, sans que les sites ne soient tous répertoriés – certains seront ensuite recouverts par un parking ou un camping. La mer finit, avec le temps, le sale boulot. "Je pense qu'elle a quand même fait les trois quarts du travail", juge Éric Guerrand. Dans l'immédiat, en ce printemps 1978, il faut parer au plus pressé. Rendre l'état des plages acceptable pour le début de l'été, ce qui est à peu près fait, hormis autour du "point zéro" de Portsall, où le ménage dure encore des mois. Rendre aussi leur outil de travail aux pêcheurs et aux ostréiculteurs.

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Les moyens matériels et humains prévus par le tout jeune plan Polmar se révèlent défaillants

Les moyens matériels et humains prévus par le tout jeune plan Polmar se révèlent défaillants

Mais dans les vigoureux coups de pelle, sous les cirés souillés, couve a colère. La même qui s'exprime, après le drame, dans les manifestations de protestation à Brest, Morlaix, Lannion et même Paris. Les fautifs sont vite désignés. L'État, d'abord, accusé d'impréparation malgré les marées noires plus « mineures » qui ont servi d'avertissement : le Torrey Canyon en 1967, l'Olympic Bravery et le Boehlen en 1976. Au lendemain du naufrage, le ministre de l'Environnement Michel d'Ornano vient à Portsall livrer un discours rassurant : les 150 000 tonnes de pétrole encore présentes dans le navire seront pompées, des barrages flottants protégeront la côte, les nappes seront traitées chimiquement... Rien de tout ça ne marchera. Et les moyens matériels et humains prévus par le tout jeune plan Polmar (pour "pollution maritime") se révèlent défaillants. À cela s'ajoute, chez les élus locaux, le sentiment d'être méprisés, d'être écartés par l'État de la gestion de la crise. Ce qui renforce encore leur courroux et leur volonté de défendre eux-mêmes leurs droits : ce sera l'acte II de l'"affaire Amoco", celui de la bataille judiciaire.

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S'attaquer à une multinationale ? À Breton têtu, rien d'impossible...

S'attaquer à une multinationale ? À Breton têtu, rien d'impossible...

Car la vraie cible qui alimente la colère des élus, et de toute la Bretagne, est ailleurs : c'est le propriétaire du navire, le géant américain du pétrole Amoco (aujourd'hui fusionné avec BP). Mais comment s'attaquer à une multinationale de 40 000 salariés ? À Breton têtu, rien d'impossible... Petit à petit, les élus du littoral s'organisent en comités, ceux des Côtes-d'Armor d'un côté, ceux du Finistère de l'autre. Ils s'attachent les services de l'avocat Christian Huglo, déjà actif au moment des marées noires de 1976, et de sa jeune collaboratrice Corinne Lepage. La meilleure stratégie est d'attaquer Amoco sur son sol, devant un tribunal américain. Une plainte est déposée à New York en septembre 1978, associant 76 communes, le Conseil général des Côtes-d'Armor, et des structures privées (associations de marins-pêcheurs et d'ostréiculteurs, LPO...). Mais les élus doutent. La procédure s'annonce lourde, incertaine et coûteuse. Et l'État français, qui a déposé une plainte de son côté, s'oppose à l'initiative des communes et presse les maires d'y renoncer – surtout ceux du Finistère, majoritairement à droite, comme le président Giscard d'Estaing et son premier ministre Raymond Barre. Faut-il poursuivre ?

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La victoire après un nouvel acccident en 1980

La victoire après un nouvel acccident en 1980

Le 7 mars 1980, un nouveau pétrolier, le Tanio, se brise en deux au large de l'île de Batz, en face de Roscoff. L'accident fait huit morts et cause en Bretagne la sixième marée noire en treize ans. "Seulement" 6 000 tonnes de mazout se déversent en mer. Mais pour les élus, la coupe de fioul est pleine. « Le naufrage du Tanio est l'élément déclencheur définitif de notre mobilisation, raconte Adrien Kervella, qui en sera l'un des piliers. Cette fois, c'est vraiment le ras-le-bol. » En avril, des dizaines d'élus bretons de tous bords partent manifester à Paris et sont reçus à l'Élysée. En juin, ils font un choix stratégique : la création d'un « syndicat mixte » regroupant les communes du Finistère et des Côtes-d'Armor. Un gage d'unité et un moyen de pouvoir emprunter de fortes sommes d'argent pour la suite du procès. À sa tête, le jovial et pugnace Alphonse Arzel, maire de Ploudalmézeau, dont la trogne cabossée deviendra le visage de l'épopée judiciaire bretonne. Celle-ci va s'avérer longue, rude... mais gagnante. En 1984, le juge Frank McGarr de Chicago, ville où le groupe Amoco a son siège, déclare l'entreprise responsable. Propriétaire du navire via une société-écran établie au Libéria, elle s'est rendue coupable de négligence, notamment en laissant le bateau naviguer avec un gouvernail défectueux, pour éviter de l'immobiliser pour réparation et donc de perdre de l'argent. Il faut encore huit ans pour que soit établi, en 1992, le montant définitif de la somme qu'Amoco doit verser : 1,25 milliard de francs, dont 230 millions pour les collectivités et 1 milliard pour l'État. Moins qu'espéré par les plaignants mais assez pour crier victoire.

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Et demain ?

Et demain ?

Aujourd'hui, à Portsall, seule l'immense ancre noire du pétrolier, exposée face à la mer, rappelle le drame qui se joua ici il y a 40 ans. Pourrait-il se reproduire ? On saurait, en tout cas, mieux y faire face. La sécurité a beaucoup progressé depuis. Rail d'Ouessant modifié pour éloigner des côtes les cargos dangereux, moyens de surveillance et de secours accrus, création du Cedre (Centre de documentation, de recherche et d'expérimentations sur les pollutions accidentelles des eaux) et de Vigipol (le nouveau nom du syndicat des communes victimes de l'Amoco)... Sans oublier le renforcement du plan Polmar : plus de moyens pour traiter les matériaux polluants, une meilleure formation des personnels d'intervention, une chaîne de commandement plus efficace... Éric Guerrand, devenu chef opérationnel des pompiers du Finistère, a mesuré le chemin parcouru lors du naufrage du Prestige, en 2002 : "En moins de 24 heures, j'ai mis en place trois PC opérationnels. De suite, les besoins en matériel ont été calibrés, le CEDRE et la Marine nationale mobilisés... La crise fut bien mieux gérée que celle de 1978 !" Le drame de l'Amoco aura au moins servi à ça.

Volker Saux

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